Artaud traducteur au miroir : et si l’original n’était pas fidèle à sa traduction ?
د. سيمونا بونيللي
(المملكة المتحدة)
Abstract
« Toute langue, tout texte, demande à être traduit. L’œuvre nous met en dette : Je dois la traduire, et aussi elle est en dette vis-à-vis de nous : Je ne survis que si l’on me traduit.»
J.Derrida
Métaphores comme « belle infidèle », « traduttore, traditore » et « malédiction de Babel » soulignent bien le statut complexe de la traduction, qui touche à des questions philosophiques majeures, comme les conceptions traditionnelles de la vérité et de la fidélité, mais aussi de l’identité.
Lorsqu’on parle d’éthique et de politique, l’attention se concentre sur la figure du traducteur plutôt que sur le texte. Comme l’indique A. Pym, l’éthique se rapporte toujours à l’individu qui agit (le traducteur) et non à une discipline particulière (la traduction) . Comprendre la posture du traducteur devient donc un aspect essentiel, car on demande au traducteur des attitudes morales comme la loyauté, l’attachement ou le respect d’un engagement.
Mais le rapport avec l’Autre – le texte original, l’auteur – peut devenir une hantise pour le traducteur, pris dans une indépassable duplicité, entre deux maîtres, obsédé par sa tâche de rapprocher l’auteur au lecteur et le lecteur à l’auteur.
Si la traduction est comme un art de la fugue (E. Glissant) et rend possible l’ouverture à l’Autre, elle est aussi un lieu de pouvoir et potentiellement de conflit. La subversion est toujours possible, à condition d’être dans le domaine imaginaire de la littérature, et l’analyse de « cas limites » qui se situent aux extrêmes du paradigme de la liberté du traducteur pourrait nous aider à comprendre comment explorer les limites du texte.
Nous nous proposons dans cette étude de suivre la ligne de fuite parcourue par Artaud dans sa traduction du sixième chapitre de Through the Looking glass de Lewis Carroll, traduction réalisée dans l’asile à Rodez, en septembre 1943, après sept ans d’internement. Avec son attachement aux corps imaginaire et symbolique du langage, Artaud nous pousse vers une réévaluation du travail de traduction. Dans la folie qui guide ce qu’il définit comme une « tentative anti-grammaticale à propos de Lewis Carroll et contre lui », Artaud donne vie à une œuvre qui prétend être plus originale que le texte original traduit, et il arrive jusqu’à accuser Lewis Carroll de plagiat.
Si les lois « n’ont jamais formulé de façon explicite le type d’équivalence qui doit exister entre la traduction et son original » (Sherry Simon), on comprend l’importance du statut du traducteur, de sa liberté, de sa potentielle force subversive. Il vaut donc la peine de réfléchir sur ce qui U. Eco écrit dans Dire presque la même chose : « La fidélité n’est pas la reprise du mot à mot mais du monde à monde. Les mots ouvrent des mondes et le traducteur doit ouvrir le même monde que celui que l’auteur a ouvert, fût-ce avec des mots différents. Les traducteurs ne sont pas des peseurs de mots, mais des peseurs d’âme. »
Bibliographie provisoire
BERMAN, Antoine, L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984
DERRIDA, Jacques, « Des tours de Babel », Psyché. Inventions de l’autre. Paris, Galilée, 1987
ECO, Umberto, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 2006 (Ed it. Dire quasi la stessa cosa, Esperienze di traduzione, Milano, Bompiani 2003)
GLISSANT, Edouard Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996
MELVILLE, Herman, Bartleby, le scribe, une histoire de Wall Street, éditions Allia, 2003
PYM, Anthony « Pour une éthique du traducteur », PU d’Ottawa, 1997.
SIMON, Sherry, « Conflits de juridiction : la double signature du texte traduit », Meta : journal des traducteurs, 34.2, p. 195-208, 1989
TOMICHE, Anne, « L’intraduisible dont je suis fait » : Artaud et les avant-gardes occidentales, Paris, Le Manuscrit, 2012