C’est ce qui explique les différences plus ou moins substantielles qui existe entre l’arabe parlé dans chacun pays arabophones : l’arabe du Moyen-Orient, du Proche-Orient ou celui de Maghreb et même entre l’arabe parlé dans chacun des pays de ces régions ; il est devenu courant d’ailleurs de parler de l’arabe du Moyen-Orient ou de l’arabe maghrébin et même de l’arabe égyptien, tunisien algérien ou marocain, comme s’il s’agissait de langues distinctes.
Par ailleurs, la diglossie caractérisant cette langue permet de faire la distinction entre l’arabe classique très proche de celui du Coran et à haute valeur symbolique d’une part et l’arabe dialectal, langue vernaculaire de la grande majorité des habitants des pays arabophones mais considéré comme un avatar de l’arabe classique d’autre part, sans oublier l’arabe standard moderne, à mi chemin entre ces deux variétés, langue véhiculaire commune à tous les pays arabophones, qui s’est imposé ces dernières années avec les progrès de la scolarisation et le développement des moyens de communications modernes et qui tend à réduire les différences entre l’arabe classique et les différents dialectes arabes.
Chez Assia Djebar, comme chez tous les écrivains qui n’écrivent pas dans leur langue maternelle, le parler des femmes de la société traditionnelle algérienne reléguées dans les intérieurs de maisons – en l’occurrence, l’arabe dialectal – sourd à travers les interstices de leur langue d’écriture. Mon propos, ici, est de démontrer que, par le biais de l’écriture/traduction française, Assia Djebar contribue à donner une visibilité à cet arabe dialectal qui est resté aussi marginalisé, péjoré, déprécié par rapport au français à l’époque coloniale, qu’il l’est aujourd’hui par rapport à l’arabe classique et à l’arabe standard.
En effet, il y a lieu de souligner que, bien que l’arabe dialectal soit la principale langue de communication de la grande majorité des Maghrébins, cette variété reste paradoxalement la « grande oubliée de l’Histoire et des institutions », puisque ne bénéficiant d’aucun statut officiel, comme le souligne fort à propos Zohra Bouchentouf-Siagh :
« Evidemment, on ne peut évoquer la langue tamazight parlée par 25 % de la population en Algérie et 40 % dans le pays voisin* (chiffres approximatifs), en passant sous silence l’autre grande langue maghrébine, l’arabe dit dialectal. Grande oubliée de l’Histoire et des institutions, elle ne continue pas moins à être la grande langue de communication non seulement dans chacun des pays cités mais aussi – au prix d’une certaine flexibilité certes – dans beaucoup de pays arabes. Sans posséder la dimension symbolique attachée à la langue coranique, elle fut durant des siècles et jusqu’à nos jours la langue par excellence de l’expression et de la culture populaire. Excepté le champ religieux, elle a occupé tous les espaces, du poético-littéraire en passant par les traités militaro-politiques, les échanges épistolaires et, plus près de nous, le cinéma, le théâtre, les affiches ou la chanson Raï. Constamment opposée en tant que dialecte à la grande langue sacrée, considérée comme une sorte de surgeon dégénéré par rapport à la langue classique par les idéologues de la “pureté” des langues et comme “patois” par l’école française, elle est rarement défendue de nos jours par ses propres locuteurs. »[1]
Il y a lieu de souligner également que dans les sociétés musulmanes traditionnelles, les femmes n’ont pas voix au chapitre. D’où le besoin chez Assia Djebar de restituer aux femmes de sa région la parole qui leur a été confisquée, une parole qui se trouve être en arabe dialectal algérien dans le cas présent même si, comme elle le précise, elle « aurai(t) pu écouter ces voix dans n’importe quelle langue non écrite, non enregistrée, transmise seulement par chaînes d’échos et de soupirs. »[2]
Le problème qui se pose est celui-ci : comment est-il possible de restituer cet arabe dialectal, donc un parler oral, par le biais de la langue française écrite ? De prime abord, cela semble un pari hasardeux dans la mesure où cette entreprise appelle quelques remarques.
- La première se rapporte au fait que les langues sont irréductibles les unes aux autres, au-delà des différences phonologiques et morphosyntaxiques, à fortiori s’agissant de langues aussi éloignées l’une de l’autre que l’arabe et le français, vu les visions du monde dissemblables véhiculées par ces langues du fait des différences de croyance, de culture،
- La seconde remarque découle de la première : comment des langues intrinsèquement différentes pourraient-elles se traduire efficacement l’une l’autre ?
- Comment، de surcroît، une langue cible serait-elle susceptible de revitaliser une langue source sachant que، la plupart du temps، le passage d’une langue à l’autre se fait détriment des spécificités linguistiques de la langue source ?
- S’agissant de la traduction d’un parler arabe restitué par l’écriture en langue française, la question qui s’impose est la suivante : comment deux modes d’expression différents sollicitant des organes de perception distincts : l’ouïe et la vue, pourraient-ils être restitués l’un par l’autre ?
Pourtant, c’est bien cette gageure que réalise Assia Djebar, à l’instar des autres écrivains « francophones hors de France » dont parle Lise Gauvin, pour lesquels « le français n’est pas un acquis mais plutôt le lieu et l’occasion de constantes mutations et modifications (et qui, par conséquent,) doivent créer leur propre langue d’écriture (…) dans un contexte multilingue souvent affecté des signes de la diglossie »[3].
Il s’avère que, par le biais de l’écriture/traduction du parler féminin des femmes de sa région, Assia Djebar parvient à transcender les frontières linguistiques d’une part, celles imposées par chacun des modes d’expression orale et écrite d’autre part et ce, au prix de certaines négociations aussi originales qu’heureuses :
« Ecrire se fait aujourd’hui, pour moi, dans une langue, au départ, non choisie, dans un écrit français qui a éloigné de fait l’écrit arabe de la langue maternelle ; cela aboutit, pour moi, non pas à ma voix déposée sur papier, plutôt à une lutte intérieure avec son silence porteur de contradictions et qui s’inscrit d’emblée dans l’épaisseur d’une langue, la plus légère, la plus vive ou n’importe laquelle ! Simplement mise à disposition ; dans mon cas le français.
Je terminerai en affirmant que, écrivain en langue française, je pratique sûrement une franco-graphie. »[4]
Notons que, contrairement à l’écriture qui ne sollicite que la vue, tout message oral se compose d’un contenu strictement verbal qui sollicité l’ouïe et d’un ensemble d’éléments non verbaux – gestuelle et mimiques – qui complètent le verbal proprement dit et qui sollicitent la vue. En prenant en charge cette double dimension de la communication orale, Assia Djebar crée, chez le lecteur, l’illusion de la perception visuelle et l’illusion de la perception auditive en recourant à différents stratagèmes scripturaux qui font que la narratrice et, à sa suite le lecteur, “ voient ” ces femmes cloîtrées en temps qu’ils “ entendent ” leurs voix.
Parmi les stratagèmes créant l’illusion de la perception auditive : la polyphonie narrative
L’écriture « réaliste » offre différents procédés tels que le style direct, le style indirect et le style indirect libre, précédés ou suivis d’énoncés explicatifs et/ou descriptifs, pour rapporter des propos et pour rendre de ce qui, dans la réalité, est perçu simultanément par la vue et par l’ouïe. Ces procédés scripturaux présentent l’inconvénient de raconter les faits de façon linéaire ce qui dans la réalité est perçu de façon simultanée, ce qui a pour effet de leur ôter leur caractère « naturel ». Grâce à certains procédés scripturaux, Assia Djebar parvient à créer « l’illusion de la chaleur de la voix humaine des communications en direct. »[5] Parmi ces procédés scripturaux permettant de créer cette illusion, la polyphonie narrative.
Dans L’amour, la fantasia par exemple, la narration est prise en charge alternativement par une narratrice–personnage, dans les passages autobiographiques, par une narratrice-historienne et des narratrices témoins, dans les passages relatifs à la conquête de l’Algérie, par une narratrice-sourcière, dans les passages intitulés “ Biffure ”, “ Sistre ”, “ Clameur ”, …, et, enfin, par des narratrices-déléguées. Cette polyphonie narrative se complexifie, d’une part, du fait des innombrables “ irruptions ” de la narratrice-auteur dans son récit، irruptions qui interpellent le lecteur dans l’ “ ici” et le “ maintenant ” de l’acte de lecture et، d’autre part، du fait que la narratrice-historienne “ donne la parole ” aux nombreux témoins، parmi lesquels des français notamment، de la conquête de l’Algérie.
De même، dans Loin de Médine، les “ voix ” des différentes narratrices – celle de l’historienne-narratrice، celles des déléguées، des “ rawiyate ”، des témoins، etc. – se relaient، alternent، s’entrecroisent souvent، et parfois se confondent ou se recoupent créant ainsi chez le lecteur l’illusion de la perception auditive simultanée.
La prise en charge des multiples voix féminines par l’écriture donne à celle-ci les caractéristiques de la communication orale impliquant la présence d’émettrice(s) et de récepteurs. Cette polyphonie narrative، par un effet mimétique، crée l’illusion de la perception du dialogue oral au niveau de la diégèse entre les diverses voix qui alternent et/ou se répondent à l’intérieur du récit et au niveau extradiégétique entre les différentes instances narratives et le lecteur.
Autre stratagème créant l’illusion de la perception auditive du parler féminin : la traduction des non-dits
Assia Djebar réalise que les femmes، lorsqu’elles sont entre elles، recourent à un parler allusif pour pouvoir contourner impunément aussi bien la censure que les tabous car « pour la gaieté، ou le bonheur – qu’il s’agit de faire deviner ; la litote، le proverbe، jusqu’aux énigmes ou à la fable transmise، toutes les mises scène verbales se déroulent pour égrener le sort، ou le conjurer، mais jamais le mettre à nu »[6]
Dans Loin de Médine، elle rend compte d’une pratique particulière qui en dit long sur les interdits dans les sociétés traditionnelles arabo-musulmanes du Moyen-Orient ou du Maghreb et leurs répercussions sur la langue : l’omission nominale des femmes. Ainsi، une femme ne peut être évoquée que par le nom de son père ou de son fils. C’était déjà le cas de toutes ces femmes de Médine، contemporaines du Prophète، que la chronique cite، soit en tant que “mère de…” (ﺃُم) : Oum Ayman “la noire“، Oum Fadl، épouse de Abbas ibn Abdou el Moutalib، ou encore Oum Salem، épouse de Malik، veuve de Abou Talha، soit en tant que “fille de…” (بنت) : Khadidja bent Khuwaïlid، Aïcha bent Abou Bekr ou Maimouna bent al Harith[7]. Une pratique tellement généralisée à cette époque qu’on est en droit de se demander s’il ne s’agissait pas déjà d’une pratique antéislamique courante et qui fait que les femmes elles-mêmes ne se présentent pas autrement، à l’instar de cette “troisième rawiya” :
« Je m’appelle Oum Harem، bent Melhan، épouse d’abord de Amrou ibn Quaïs et mère de Qaïs et de Abdallah ibn Amrou، puis maintenant de Obada ibn Samit. »[8]
Si، par le passé، les hommes eux-mêmes pouvaient être évoqués par leur prénom suivi “de fils de…” (بن) et du prénom du père comme Abderrahmane ibn ’Auf، ou Omar ibn el Khattab، cette pratique ne s’est maintenue que pour les femmes. Comme si ces femmes ne pouvaient exister par elles-mêmes mais seulement en tant que mères، filles ou femmes de tel ou tel homme.
Tout le poids des tabous se trouve résumé dans cette pratique qui existe encore aujourd’hui au Maghreb qui consiste à ne jamais désigner en public une femme par son nom. Ainsi، dans la société algérienne traditionnelle، qui veut qu’une femme ne soit évoquée que comme “la femme d’un tel“، “la fille d’un tel” ou “la mère d’un tel” ou par le vocable de “la maison” que chaque homme emploie pour parler de sa femme، conformément à la bienséance.
Par ailleurs، toute femme qui، pour une raison ou une autre، doit sortir de l’espace qui lui est dévolu، à savoir les intérieurs de maisons، pour “un enterrement ou une noce” par exemple، est obligée de se voiler، pour se “protéger” du regard des hommes، un “regard interdit” pas seulement parce qu’il « était celui de l’étranger، hors du harem et de la cité »، mais parce que، nous rappelle Assia Djebar « l’image de la femme n’est pas perçue autrement : par le père، par l’époux et، d’une façon plus trouble، par le frère et le fils. » Une réalité dont le parler féminin en arabe dialectal rend compte d’une façon éminemment éloquente :
« L’arabe dialectal transcrit l’expérience d’une façon significative : “je ne sors plus protégée (c’est-à-dire voilée، recouverte)”، dira la femme qui se libère du drap ; “je sors déshabillée ou même dénudée“. Le voile qui soustrayait aux regards est en de fait ressenti comme “habit en soi”، ne plus l’avoir، c’est être totalement exposée. »[9]
Chez Assia Djebar، le recours aux emprunts ne se justifie pas seulement parce que ceux-ci sont en rapport avec le mode de vie propre à sa culture، mais surtout parce qu’ils permettent de restituer une certaine épaisseur sémantique que les termes correspondant dans la langue d’arrivée n’ont pas.
Ainsi، le “wali du marabout“، dans L’Amour، la fantasia، (p. 111) a la charge de veiller sur la sépulture du marabout et de maintenir intacte sa mémoire، tandis que les “meddahs” (p. 115)، (équivalent maghrébin du griot en Afrique subsaharienne) colportent les nouvelles les jours de marché. Dans Loin de Médine، elle n’hésite pas à recourir à la note de bas de page، ce procédé considéré comme “la honte du traducteur“[10]. Ailleurs، le lecteur peut lire dans la note “1”، page 68، l’explication de “hadith“، ““dit” sur la vie du Prophète” et dans la note “2” de la même page، celle de “sira“، “L’histoire de la vie du Prophète“. En page 87، une autre note apprend au lecteur que “ba’iya” signifie “serment d’allégeance“. De même، dans La femme sans sépulture، une note précise que le “bien habous” est un “bien de mainmorte prévu par le droit musulman” (p. 71).
Parfois، le recours à l’emprunt se justifie plus par la charge évocatoire lui conférant une dimension à la fois esthétique et émotive، charge que le terme correspondant de la langue d’écriture ne peut restituer : telle la “baraka des ancêtres” (bénédiction ?) que la narratrice de Ombre sultane “transporte” en elle (p.156)، la “skifa“، le “vestibule dallé de faïences bleues et jaunes de la demeure familiale mauresque” (Oran، langue morte، p. 37)، “l’écorce de noyer – souak” utilisé autrefois “pour se nettoyer les gencives” (Loin de Médine، p. 13-14)، le “haïk“، ce voile “de la tradition” (Ombre sultane، p. 108) que portent les femmes pour sortir، véritable “carcan” que Farida est obligée de porter pour pouvoir aller au lycée dans les années cinquante (Nulle part dans la maison de mon père، p. 148) ou “cette “moallakat”” est une “poésie dite “suspendue”” (L’amour، la fantasia، p. 72) comme les “grandes odes antéislamiques” (Nulle part dans la maison de mon père، p.285). Tandis que، sous l’emprise de la nostalgie، “el-ouehch“، Berkane évoque “zenkette El Meztoul“، “la rue du drogué“، de sa Casbah natale pour sa compagne française، (La Disparition de la langue française، p. 31 et p. 96). C’est “el-ouehch” également qui permet à Theldja d’exprimer la “vive nostalgie” de son fils resté chez eux en Algérie (Les nuits de Strasbourg، p. 250).
D’autres fois، l’emprunt semble être là seulement comme prétexte à un commentaire. Ainsi، le “s’irr de (son) dialecte“، c’est à la fois “le silence plein qui sous-entend le secret” (Ces voix qui m’assiègent، p. 65) et ce que laissaient entendre les “vieilles dames، parfois des marieuses“، par ce même mot، bien qu’orthographié différemment، « quand elles devaient juger de la beauté d’une pucelle » :
« “Elle a du sirr.” Ce qui signifiait que la jouvencelle avait، dans ses traits ou de par sa grâce، un charme “secret”، qui lui persisterait، l’âge venu. »[11]
Le point commun entre le “s’irr” ou le “sirr” c’est donc le “secret” qui transcende la beauté physique. De même، dans Ombre sultane، roman mettant scène deux femmes ayant été les épouses successives du même homme، “derra” donne lieu à un commentaire de la narratrice :
« Derra : en langue arabe، la nouvelle épousée، rivale d’une première femme d’un même homme، se désigne de ce mot qui signifie “blessure” : celle qui fait mal، qui ouvre les chairs، ou celle qui a mal، c’est pareil ! »[12]
Un dernier exemple révélateur، “l’e’dou“، c’est-à-dire “l’ennemi“، par lequel cette femme، “experte dans l’allusion et sa préciosité“، a désigné son époux devant la narratrice. Dans « Le silence de l’écriture » (ouverture du roman Vaste est la prison)، Assia Djebar évoque ce jour au “hammam” où « la langue maternelle (lui) exhibait ses crocs » à travers ce mot dont la “sonorité arabe (…) avait écorché l’atmosphère environnante“، lorsque، à près de quarante ans، elle découvre que « “l’ennemi”، c’est une façon de dire ! (et que) les femmes parlent ainsi entre elles depuis bien longtemps… sans qu’ils le sachent eux !… ».
L’autre procédé auquel recourt Assia Djebar est le calque. Celui-ci lui offre un double avantage : il permet à la fois de restituer une réalité particulière en rapport avec le mode de vie propre à la langue d’origine et une façon inédite d’exprimer cette réalité particulière dans une langue autre que la langue d’origine.
En effet، les calques sont suffisamment éloquents pour être employés en tant que tels. Ainsi، la cérémonie au cours de laquelle “les paumes et les pieds de la vierge” sont teints au henné avant le mariage est “la soirée du henné” (ليلة الحنّة)، (Ombre sultane، p. 178) et “la nuit du vingt-septième jour du jeûne” est rendue par la traduction mot à mot de l’expression originale “la nuit de la Destinée“، (ليلة القدر). Il en est de même pour la femme qui sort sans le voile traditionnel et qui، n’étant plus “protégée” (مسْتورة)، se trouve de ce fait “déshabillée ou même dénudée” (عرْيانة)، (Femmes d’Alger dans leur appartement، p. 229 et 247)، voire “nue“، comme Lla Rekia qui « a oublié le voile، la sacro-sainte étoffe، de laine ou de soie، le haïk، la tunique، le fichu، pour la première fois depuis sa puberté، l’épouse de Larbi، la mère de Habib est sortie “nue” » au moment où son mari est abattu (La disparition de la langue française، p. 128). Bien qu’en langue française l’épouse du fils soit désignée par le terme “bru“، Assia Djebar préfère recourir à l’emprunt correspondant à l’appellation que toute belle-mère affectionne pour désigner “sa mariée“، (اعْروستي) et ce، « même dix ans après la noce (comme si son fils s’était contenté de convoler par procuration) »، (L’amour، la fantasia، p. 174). En arabe dialectal، si l’homme est momentanément impuissant، c’est qu’il est “lié” (مرْبوط) (Ombre sultane، p. 31)، tandis que la jeune fille dont la demande en mariage a été acceptée par les parents (en principe par le père) est considérée comme ayant été “donnée” (معْطية)، (ibidem، p. 173 et 190) comme celles qui « s’étaient mariées parce que “données” par leur père » (Oran، langue morte، p.293).
Pour la mère de Hajila، s’ils n’avaient pas été relogés jusqu’à présent c’était bien sûr parce que « leur tour avait été pris par un voisin “aux épaules larges” » (عنده كتافو اعْراض)، (Ombre sultane، p. 72) et، au regard des autres femmes، ce fils unique n’est pas seulement pour sa mère “la prunelle de ses yeux” (مومّو عينها)، il est également “la fierté de son avenir” (زينة اعْقوبتْها)، (Vaste est la prison، p. 177). Tandis qu’ Assia Djebar se souvient des repérages qui l’ont amenée bien au-delà de la “route romaine” (طريق الرومي)، c’est-à-dire au-delà de la route goudronné (Ces voix qui m’assiègent، p. 19)، et dans La diparition de la langue française، lors des manifestations populaires des dernières années avant l’indépendance du pays، la “place de cheval” (پلاسْة العود)، (p. 195 et p. 197) était un lieu de ralliement de tous les habitants de la Casbah، « cette place qu’ils appelaient eux “place du Gouvernement“ » (p. 198)، au pied de la Casbah où se dressait la statue du Duc d’Orléans sur sa monture، rebaptisée après 1962، place des Martyrs. Il arrivait souvent à Berkane de parler à Marise de sa Casbah natale، de sa nostalgie pour son quartier، ma “houma” (حومْتي) :
« Ma houma، comme il disait. C’est le seul mot arabe que Marise sache prononcer : houma ! Elle a appris à rendre le “h” aspiré ; elle peut même s’exclamer : “”Ya ouled el houma !” exactement comme Berkane le disait ! Comme il le dira quand il reviendra : “Ô enfants de mon quartier !” »[13]
Au moment où le pays est sur le point de sombrer dans la violence، Berkane se remémorant le camp où il a commencé son initiation politique avec le mot “laïc“، pense à « la masse des “désoccupés”، âgés de quinze à vingt ans، qui se nomment amèrement، en arabe “ceux qui soutiennent les murs” » (حيطيست). »[14]
Ces calques contribuent dans une large mesure à faire de cette écriture، une écriture/traduction ou parole/écriture. Mais pour parfaire la restitution de ce parler féminin، l’écrivaine en restitue le rythme.
En effet، la restitution du rythme permet à Assia Djebar de rendre compte de la “diglossie horizontale” entre le parler arabe féminin et celui des hommes، car celle-ci، tiens à préciser l’écrivaine، reflète la ségrégation sexuelle، telle une “véritable fissure secrète” dont، cependant، elle parvient à rendre compte dans son français pour le plaisir du lecteur.
Le lecteur peut prendre toute la mesure de ce parler à travers les expressions consacrées que les femmes se plaisent à répéter dans les grandes circonstances de la vie، comme en signe de soulagement devant des personnes hors de danger، « Louange à Dieu ! Enfin، vous êtes sauvés de la mort ! » (L’amour، la fantasia، p. 212)، ou pour la femme qui vient d’accoucher dans les cales d’un paquebot qui la conduit avec “les otages de Saint Arnaud” à l’île Sainte Marguerite en 1843، l’enfant mort-né est “(son) oiseau mort“، il est également “(son) œil ouvert malgré la nuit” et pour celle qui l’exhorte à la résignation، il est seulement “l’agneau de Dieu” (ibidem، p. 215). Cette autre femme raconte comment elle avait eu la vie sauve grâce à sa fille qui criait « Mère، le feu te mange ! Le feu te mange ! » (ibidem، p. 183). Tandis que ce très vieil homme qui vient de perdre sa jeune épouse، devrait “s’appuyer la mansuétude de Dieu، sur sa patience” (Vaste est la prison، p. 205) au lieu de penser à se remarier avec une adolescente de quatorze ans à peine :
« Certes، on pouvait imaginer qu’ainsi avancé en âge (…)، il chercherait، au moins، une dame veuve et ne pouvant plus enfanter، seulement pour le froid de sa couche chaque soir، et aussi، comme on dit chez nous “pour qu’elle le porte“، lui et ses vieux os !… »[15]
Car ce sont les femmes qui “portent” les hommes depuis toujours puisque « les épouses soignent les hommes، les “portent”، les filles، elles، à la limite، font plus : comme Fatima، donner des garçons à leur père » (Loin de Médine، p. 66).
Si « les “gens haut placés” d’aujourd’hui (…) ironisent sur nos “marabouts” »، dit cette tante، c’est « parce qu’ils sont، eux، sans lignée » (Vaste est la prison، p. 214). Par ailleurs، en signe de gratitude envers une personne âgée qui n’a pas d’autres aspirations، il est d’usage d’émettre ce souhait : « un pèlerinage pour toi cette année، ma mère ! » (Femmes d’Alger dans leur appartement، p. 99) et pour se préserver du malheur، il suffit de prononcer la formule : « Que le malheur soit loin de nous ! » comme lorsque « la mort a visité les Smain. » (ibidem، p. 142) ou « Dieu nous préserve ! » (ibidem، p. 144) et l’enfant qui vient d’être emporté par la mort était pourtant ” tout bondissant de vie !“، (ibidem، p. 143).
Pour exprimer sa désapprobation à l’égard de sa fille، Touma la traite de “fille de (son) foie gelé، de (son) ventre séché“، elle invoque les saints : “Ô Sidi Abderrahmane، ancêtre des ancêtres de ma mère perdue mais qui rit au Paradis ! Ô Sidi Yahia، des monts de ton père mort en martyr !” (Ombre sultane، p. 71). Quant à la veuve qui a “eu quatre hommes morts dans cette guerre“، un frère et trois fils، elle raconte comment les évadés ont pu échapper à la “France” parce que “Dieu a conservé sur eux le salut” (ibidem، p. 211) à ce moment-là، tandis que، quelques années après l’indépendance، elle constate qu’elle n’est même en mesure de pleurer tant tous ces malheurs ont eu raison de ses larmes :
« Restent-ils des pleurs en nous ? Non، nos yeux sont secs… »[16]
Dans Vaste est la prison، la mère demande à sa fille qui vient de se séparer de son mari ce qu’elle compte “faire… pour défendre son droit” (p. 306)، tandis que dans Ombre sultane، « le frère est maître du destin d’une femme lorsque son union ne se révèle pas fertile » (p. 165) et le mari est celui qui « protège (son) honneur » (p. 170). Pour sa part، une des tantes، craignant une mésalliance، appréhende qu’ils “ne donnent l’agnelle de grâce à des gardiens de troupeaux !” (p. 177) et pour les hommes، les femmes sont “comme un troupeau sous leurs talons” (p. 182).
Cette “fissure secrète” entre le parler des femmes et celui des hommes d’aujourd’hui ne date donc pas d’hier، elle remonte au moins aux premières années de l’Hégire et l’écriture d’Assia Djebar se fait fort de nous en donner un aperçu édifiant en restituant le parler des femmes de Médine et de la Mecque، à commencer par l’éloquence rimée de Fatima، « elle dont Aïcha dira plus tard qu’elle ressemblait le plus au Prophète bien-aimé “par son langage”، elle devient، par son lyrisme qui se déverse lentement، la poétesse de leur remords »، (Loin de Médine، p. 90). Ainsi، ceux qui prétendent la déshériter en lui appliquant “la loi de la djahilia” à elle، la fille de celui qui “a fait surgir l’aube de la nuit en fondant le droit sur ses vraies bases“، sont “comme le passage du couteau sur (sa) gorge“، (ibidem، 90 et 91). C’est elle également qui va pouvoir rapporter à son père، le Prophète، « comment (sa) communauté à avaler son droit !… » (ibidem، p. 98). En réponse à celle qui allaite son enfant et à qui elle souhaite que « Dieu le transforme en chevreau bondissant ! »، elle explique qu’elle ne peut pas prendre la relève parce qu’elle sent sa “voix étouffée plonger davantage à l’intérieur de (ses) entrailles“، (Loin de Médine، p. 102).
Si la rumeur circule، c’est grâce à “telle (qui) a dit que telle a dit que…” (Loin de Médine، p. 82)، ainsi pour les Mecquoises، celle qui estime que « les hommes vont rarement vers les femmes de peu » parce que leurs femmes les accompagnent même aux combats et telle autre qui considère que « ce sont les hommes de peu qui vont vers les femmes de mauvaise vie » tandis que، pour Oum Hakim، c’est seulement parce que « les femmes ont la vie qu’elles peuvent ! » (ibidem، p. 157). Dans Le blanc de l’Algérie، pour Assia Djebar ceux qui « se regroupent، se rassemblent puis se dispersent، autour de ces écrivains couchés définitivement »، sont “ceux de leur famille” (p. 12) comme pour les habitants de Médine، ceux qui se sont chargés de l’inhumation du Prophète، sont “les gens de sa famille“، c’est-à-dire “Ali، Abbas l’oncle، les deux fils de Abbas، et un affranchi” (Loin de Médine، p. 15)، ceux-là même auxquels il est fait allusion dans la sourate XXXIII، « Les factions »، verset 33 (ibidem، p. 323) :
« Ô gens de la maison du Prophète ! Dieu éloigne de vous toute souillure et vous purifie pleinement ! »
La traduction littérale de toutes ces tournures propres au parler des femmes permet à Assia Djebar d’en restituer ce que Henri Meschonnic appelle le “signifiant érrant” pour ressusciter tant de “voix ensevelies” (L’amour، la fantasia، p. 127). Le lecteur peut de cette façon les “entendre” et les “voir” simultanément. Elle parvient par exemple à restituer la réaction de la mère à la question de “telle matrone، aux yeux noircis et soupçonneux” qui s’étonne que la fille adolescente ne se voile pas encore : « “Elle lit !” répond avec raideur ma mère » (p. 203). Cette réponse restitue à la fois le ton sur lequel la réponse a été formulée et l’attitude de celle-ci au moment où elle répond à travers les allitérations en [r] et les assonnances en [e]، en [ε] et en [œ] mais également le “silence de gêne installée” qui a suivi et dans lequel « le monde entier s’engouffre » ainsi que son propre silence.
Assia Djebar arrive à contourner le “silence de l’écriture” en y inscrivant les voix féminines. Le lecteur peut ainsi parfaitement percevoir cette écriture sonore ou plus précisément cette parole-écriture :
« Silence de l’écriture، vent du désert qui tourne sa meule inexorable، alors que ma main court، que la langue du père (langue d’ailleurs muée en langue paternelle) dénoue peu à peu، sûrement les langes de l’amour mort ; et le murmure affaibli des aïeules loin derrière، la plainte hululante des ombres voilées flottant à l’horizon، tant de voix s’éclaboussent dans un lent vertige de deuil – alors que ma main court… »[17]
Une façon de prendre en charge la parole par l’écriture qui n’est pas sans rappeler ce à quoi fait référence Henri Meschonnic dans Jona et le signifiant errant، lorsqu’il affirme que « l’oralité c’est ce par quoi le rythme et la prosodie débordent anthropologiquement le signe et le sens (puisque) le rythme et l’oralité du signifiant débordent la rationalité de l’universel، du signe، du sens »[18].
Une façon également de donner à ce parler arabe féminin une visibilité en permettant à cette « grande oubliée de l’histoire et des institutions »، l’arabe dialectal، en permettant d’accéder à une forme reconnaissance.
[1] Zahra SIAGH-BOUCHENTOUF، « Les langues populaires au Maghreb، entre glottopolitique et revendications identitaires »، paru dans، Cichon PETER (Ed.)، *Le “pays voisin” est le Maroc. C’est nous qui soulignons.
[2] Assia DJEBAR، Femmes d’Alger dans leur appartement، Paris، Albin Michel، 1980 et 2002 pour l’édition augmentée de la nouvelle « La nuit du récit de Fatima »، p. 7.
[3] Lise GAUVIN، L’écrivain francophone à la croisée des langues، Entretiens.، p. 5-6. L’auteur se propose de montrer à travers des entretiens avec des écrivains francophones، « dans quelle mesure les poétiques contemporaines échappent au “français fictif” qui a longtemps tenu lieu de langue littéraire، soit au clivage entre une langue polie، idéale et somme toute assez neutre et la pratique circonspecte، voire décorative، des niveaux de langue (…). »
[4] Ibid.، p.28.
[5] Nora-Alexandra KAZI-TANI, Roman africain de langue française. Au carrefour de l’oral et de l’écrit (Afrique Noire et Maghreb), Paris, L’Harmattan, 1995, p. 7.
[6] Djebar، A.، L’amour، la fantasia، op. cit.، p. 176
[7] Djebar، A.، Loin de Médine، op. cit.، p. 344، 345 & 346
[8] Assia DJEBAR، A.، Loin de Médine، op. cit.، p. 200
[9] Assia DJEBAR، A.، Loin de Médine، op. cit.، p. 247. Souligné dans le texte.
[10] Dominque AURY، dans sa Préface aux Problèmes théoriques de la traduction، de Georges Mounin، considère que “la note en bas de page est la honte du traducteur…“، op. cit. p. XI.
Cf. à propos de la note de bas page، l’arcticle de Jacqueline HENRY، « De l’érudition à l’échec : la note du traducteur »، Meta، Vol. 45، n° 2، 2000، p. 228-240
http://id.erudit.org/iderudit/003059ar
[11] Assia DJEBAR، Nulle part dans la maison de mon père، op. cit.، p. 209
[12] Assia DJEBAR، Ombre sultane، op. cit.، 134
[13] Assia DJEBAR، La disparition de la langue française، op. cit.، p. 278
[14] Ibid.، p. 174
[15] Assia DJEBAR، Vaste est la prison، op. cit.، p. 206. C’est nous qui soulignons.
[16] Assia DJEBAR، L’amour، la fantasia، op. cit.، p. 223
[17] Assia DJEBAR، Vaste est la prison، op. cit.، p. 11
[18] Henri MESCHONNIC، Jona et le signifiant errant، op. cit.، p. 85